lundi 8 avril 2013

Les artisans de la désocialisation.

Corollaire incontournable de la complexification des savoir-faire et des connaissances, l’évolution naturelle de l’espèce humaine tend inéluctablement vers la spécialisation. Ainsi l’individu est-il amené à déléguer à d’autres de plus en plus de tâches qu’il ne pourrait assumer lui-même faute de connaissances et de temps.
Il serait par exemple totalement impossible à une personne seule de mener à bien la construction d’une voiture depuis sa conception jusqu’à sa mise en circulation en passant par la récolte et le traitement des matières premières. Ceci implique que tout un chacun se voit progressivement contraint à accorder d’avantage sa confiance à d’autres, dont souvent à de parfaits inconnus, sans qui il ne pourrait profiter des fruits du progrès.
 
Depuis ce jour la défiance s'est installée
entre gallinacés  et struthionidae...
Cette interdépendance, cette « complicité » forcée entre les individus est évidemment un facteur important de socialisation. Le fait d'être ensemble et d'agir de concert dans la poursuite d'un même but est la définition même du terme latin « concurrere », racine de notre « concurrence » en français, mais la logique libérale ne voit en ce mot qu’un concept d’opposition, de rivalité dont elle fait la pierre angulaire de son idéologie. Exit donc la confiance dans ce cas, la défiance s’installe et, plutôt que de créer des liens, cette concurrence dresse les intérêts, tant collectifs qu’individuels, les uns contre les autres

Mais, rétorqueront les partisans de la concurrence libre et non faussée et du darwinisme social, cette rivalité est la source même de la sélection naturelle… dont nous sommes le résultat ! L’argument semble irréfutable et les libéraux aiment s’y référer d’autant qu’ils entendent ainsi naturaliser leur dogme. Arguant d’une conception « moderne » des sciences humaines mettant en relation éthologie, politologie et sociologie, ils discréditent les supposées tendances académiques actuelles pénétrées de marxisme qui refusent, selon eux, toute réflexion véritablement interdisciplinaire. Prenons acte et voyons !
Konrad Lorenz en immersion.
Selon Konrad Lorenz, biologiste éthologue, l'homme est le spécialiste de la non-spécialisation. Je préciserais : de la non-spécialisation *innée* car il se rattrape largement sur l’acquise. C’est cette non-spécialisation qui fait de l’homme un « être inachevé » mais aussi qui lui permet de transformer son handicap en atout. Alors que l’animal voit sa conduite dictée avant tout par ses aptitudes physiques et instinctives, l’homme doit davantage recourir à son imagination, à sa raison. Déshérité pour bonne part des spécialisations innées du règne animal il n'a de cesse de s'en inventer d’autres afin de palier à ses faiblesses. Ce foisonnement de spécialités ainsi créé participe à sa socialisation dès lors que les individus deviennent interdépendants.



Essentiellement acquise donc, et non plus héritée via la seule génétique, ces spécialisations génèrent une mutation progressive et remarquable quant à la nature de la cohésion sociale. Progressive parce-que les sociétés humaines procèdent d’un très long processus évolutif qu’elles ne font que poursuivre, remarquable parce-que la cause principale de la cohésion sociale subit un véritable bouleversement : chez l’animal c’est essentiellement la ressemblance des individus qui entretient la cohésion, chez l’homme c’est la différence qui, peu à peu, prend la relève.

Emile Durkhein
La découverte de l’évolution des solidarités entre les sociétés traditionnelles et dites modernes n’est pas nouvelle, elle remonte au moins à 1893 lorsque Emile Durkheim, un des pères de la sociologie, distingue la solidarité mécanique de la solidarité organique. La première est une solidarité par similitude : les membres de la société sont peu différentiables par leurs fonctions. La solidarité organique quant à elle repose sur l’interdépendance des individus résultant de la différentiation du travail. De supplémentaires les individus deviennent ainsi progressivement complémentaires.

C’est Durkheim également qui développera la notion d’anomie pour désigner certains dérèglements sociaux, conséquence de la division du travail qui isole les individus et fait régresser la solidarité ("De la division du travail social", 1883).


La différentiation inéluctable des membres de la société entraine donc simultanément un accroissement de la cohésion sociale via la complémentarité des individus et son contraire via la division du travail. Si nous aurions pu espérer la neutralisation réciproque de ces deux tendances antinomiques voir, pourquoi pas, la progression de la cohésion issue de la complémentarité, c’eut été sans compter sur le rôle génétiquement diviseur du capitalisme et du libéralisme, le premier pour son rôle accumulateur du capital et de la production en quelques mains privilégiées, le second pour sa propension à donner de l’argent à ceux qui en ont déjà et donc à creuser la fracture sociale.

S'inspirer de l'ordre "naturel" pour gérer nos sociétés n'est donc absolument pas fiable et relève même de la perversion, cette démarche rétrograde s'avérant profondément antisociale. Ce n’est pas sur la rivalité, sur la défiance que l’on construit une société, c’est sur la coopération et la confiance. Plutôt qu’une société ce n'est sinon qu’une horde où chaque individu cherche à tirer profit de l’autre.   

Endeumo:

La solidarité organique, reposant sur l'interdépendance des individus, procède de notre évolution naturelle et s'oppose tant à l'accaparement capitalistique qu'aux rivalités libérales.

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